Le jeudi 20 octobre dernier, Jan Carson s’est rendue à Strasbourg pour une soirée littéraire sur l'invitation de la représentation permanente de l'Irlande au Conseil de l'Europe.
Cet événement, organisé par les instituts culturels nationaux de l'Union européenne (EUNIC), s’est déroulé à la villa Schutzenberg. C’est dans ce bel immeuble Art Nouveau – un décor digne d’une scène de crime d’Agatha Christie, selon Jan Carson – que Clíona Ní Ríordáin a pu échanger avec notre auteure en résidence.
Avant leur discussion, les deux intervenantes ont été présentées par l’Ambassadeur Breifne O’Reilly, Représentant Permanent de l’Irlande auprès du Conseil de l’Europe. Il a tout d’abord présenté la modératrice de cette soirée, Clíona Ní Ríordáin, professeure des universités à Paris Sorbonne Nouvelle, et a ensuite évoqué les deux derniers romans de Jan Carson : The Fire Starters et The Raptures. Après ce court préambule, l’Ambassadeur a insisté sur la portée symbolique de Strasbourg, ville où se déroulait cette intervention. La dualité spatiale de cette ville frontalière entre France et Allemagne ferait ainsi écho aux problématiques limitrophes de l’Irlande abordées par notre auteure en résidence.
C’est sur ces derniers mots que Clíona Ní Ríordáin a débuté la conversation, avec une question simple, et pourtant essentielle à la compréhension des œuvres de Jan Carson : Où avez-vous grandi ? L’auteure a alors expliqué la complexité de son contexte social. Ayant grandi dans la commune rurale de Ballymena, au sein d’une famille presbytérienne, elle a raconté au public que des activités triviales comme danser, aller au cinéma ou boire de l’alcool étaient considérées comme immorales. Sa communauté, très austère, refusait donc d’échanger avec des individus extérieurs à leur religion, ce qui l'empêchait de se familiariser avec le contexte politique de l’époque. De ce fait, Jan Carson ne savait pas qu’en 1998, alors qu’elle venait tout juste d’avoir 18 ans, il lui était possible de voter pour la signature de l’Accord du Vendredi saint. Cette ostracisation lors de sa jeunesse l’a fortement affectée, la poussant à développer certaines problématiques sociétales dans ses écrits.
Après quelques échanges sur les débuts de Jan Carson en tant qu’auteure, son passage de nouvelles à romans et sa collaboration avec son agent, Clíona Ní Ríordáin a demandé qu’un extrait de The Fire Starters soit lu au public. Ce passage, empli d’humour et d’esprit, a immédiatement fait réagir la médiatrice, qui a interrogé l’auteure sur sa façon d’exploiter des situations tragiques, comme celle des Troubles, en les rendant humoristiques aux yeux des lecteurs.
La réponse de Jan Carson a fait rire le public : « It’s how Irish people do it ». Elle a expliqué que cette tendance était étroitement liée à « l’hospitalité irlandaise », cette habitude qu’ont les Irlandais de mettre leur interlocuteur à l’aise dans toutes situations. Les auteurs irlandais sont donc souvent portés à joindre thèmes sombres et légèreté dans leurs histoires : « If you tell something terrible, you have to put [the readers] back at ease ». Jan Carson a d’ailleurs confronté cette « légèreté irlandaise » à l’austérité de la scène littéraire française.
Clíona Ní Ríordáin a alors rebondi sur le passage de The Fire Starters lu au public plus tôt. Elle s’est attardée sur l’instrumentalisation de la langue chez Jan Carson, lui demandant si ses ajouts dialectiques étaient intentionnels, ou s’ils n’étaient que le reflet de son identité. L’auteure a répondu immédiatement : « I am quite intentional about this, I want to find alternative routes to say things ». Ces mots de patois qu’elle utilise consciemment apportent originalité et personnalité à ses écrits. C’est en travaillant avec des personnes atteintes de troubles de la mémoire qu’elle a pris goût à cette manière détournée de raconter une histoire. Les seniors avec qui elle échangeait étaient parfois obligés de trouver une autre façon d’exprimer leurs besoins, ayant oublié les mots appropriés. Ils créaient alors de nouvelles expressions, que Jan Carson trouvait bien plus charmantes et imagées.
L’auteure a tout de même précisé que la dimension linguistique de ses histoires reste évidemment attachée à son identité nord-irlandaise, et ses racines ancrées à Ballymena. C’est pour cela, a-t-elle ajouté, que même les habitants de Belfast auraient du mal à comprendre certaines expressions présentes dans ses romans. Ces « Ballymena-isms », comme elle les appelle, sont des éléments essentiels dans ses histoires. Elle considère ainsi ces ajouts dialectiques comme une revanche sur ses jeunes années passées à essayer d’atténuer son accent, pourtant constitutif de son identité. Ces personnages qu’elle crée, avec leurs accents authentiques et leurs dialectes distinctifs, sont une façon pour elle de conforter la petite fille qu’elle était. Sa plus grande fierté est de pouvoir dire aux enfants de Ballymena, avec qui elle échange beaucoup lors de diverses interventions, que ses romans emplis de patois et d’accents locaux sont récompensés par des prix littéraires, et traduits dans des dizaines de langues. À travers ces « Ballymena-isms » si bien développés dans ses histoires, Jan Carson arrive ainsi à redonner confiance aux jeunes enfants qui, comme elle, avaient honte de leurs origines. La médiatrice a alors demandé à Jan Carson d’illustrer ses propos en lisant un passage de The Raptures comportant de ces nombreux éléments dialectiques.
À la suite de cette lecture, Clíona Ní Ríordáin s’est penchée sur la thématique des arts chez Jan Carson. Ces romans sont évidemment pleins d’esprit et d’humour, a-t-elle expliqué, mais ils racontent toujours quelque chose de profond sur les arts et leur capacité à insuffler des changements chez les membres d’une communauté. L’auteure a alors répondu qu’en tant que médiatrice culturelle, elle avait été témoin des bienfaits de l’art communautaire. En apportant une certaine nuance aux différentes perspectives, l’art permettrait de rapprocher les individus à travers diverses activités communes.
Pour clôturer l’échange, la médiatrice a posé une dernière question concernant les différentes traductions de ses œuvres, et les problèmes qui peuvent survenir lors du processus de traduction. Jan Carson s’est alors confiée sur ce travail collaboratif, avouant que ses jeux de dialecte et ses expressions patoises n’étaient pas toujours appréciés des traducteurs qui se débattaient souvent avec certains termes obscurs. C’est pour cela que l’auteure exprime toujours son admiration pour le métier de traducteur (« Their translation is a separate piece of artwork »), dénonçant alors le fait qu’ils soient souvent ignorés du grand public et affreusement sous-payés selon elle.
Sur ces mots, Clíona Ní Ríordáin a laissé la parole au public, pour que Jan Carson puisse répondre à leurs questions. Lorsqu’on lui demande de qui elle s’inspire pour son processus d’écriture, elle cite Flannery O’Connor pour ses thèmes sombres et George Saunders pour sa prose expérimentale. Après un court échange avec l'auditoire, un membre du public a posé la question qui clôturera cette intervention : « Êtes-vous parfois frustrée par certaines interprétations de vos lecteurs ? ». Jan Carson a répliqué, sûre de sa réponse : « The writer starts the book and the reader finishes it ». L'auteure sait que son œuvre, une fois terminée, sera interprétée, traduite et adaptée. Cette pensée l’aide à accepter les retours des lecteurs, qu’ils soient positifs ou négatifs. C’est justement cette abondance d’interprétations, toutes uniques, qui lui permet de confronter différentes perspectives autour de sa prose et d’ainsi enrichir son travail.
L’échange s’est ensuite prolongé lors du cocktail dinatoire qui a suivi. Ce cadre moins formel a permis aux membres du public de confronter leurs diverses réactions à l’intervention, et a facilité les discussions autour des thématiques abordées plus tôt par l’auteure.
Léa Chabbert (M2 Mondes Anglophones)
Photographies prises par l’EUNIC Strasbourg