Le vendredi 14 octobre 2022, de 17h à 19h, Jan Carson a inauguré sa résidence d’auteure à Nancy en participant à un séminaire de recherche co-organisé par les laboratoires IDEA (InterDisciplinarité dans les Études Anglophones) et CREA (Centre de Recherches Anglophones) et ayant pour thème « Negotiating Sectarianism in Northern Ireland ».
Face à une salle comble et à un auditorat tout aussi conséquent sur Teams, Stéphane Guy (IDEA) a introduit cette première séance du séminaire « Construction des idéologies » en mettant en avant quelques questions-clés destinées à cadrer cette session : les arts communautaires peuvent-ils permettent de surmonter un conflit étant tout aussi communautaire ? La notion de communauté favorise-t-elle ou fait-elle obstacle à la promotion du bien commun ? Qui sont les acteurs de tels projets artistiques communautaires ? Quelles sont les valeurs sous-jacentes dont nous attendons qu’ils fassent preuve ? Cette introduction a également offert à Stéphane Guy l’opportunité de rappeler que les arts permettent de définir de nouveaux paradigmes : l’expérience commune qu’ils génèrent conduit ainsi à la régénération des rapports sociaux, et permet à ces derniers de dépasser l’étroitesse des programmes politiques. Mais l’art transcende-t-il nécessairement le contexte politique, économique et social dans lequel il est produit ?
Hélène Alfaro-Hamayon a ensuite pris la parole pour présenter sa communication intitulée « Conflict-Transformation and the Arts in Northern Ireland ». L’intervenante a notamment mis en avant divers programmes et initiatives qui se sont développés en Irlande du Nord ces 15 dernières années, et a exploré la façon dont ces derniers ont contribué et contribuent encore à l’instauration progressive de la paix en Irlande du Nord.
L’intervenante a débuté sa communication en rappelant que le conflit nord-irlandais a souvent été décrit comme un conflit interne entre deux communautés aux aspirations antagonistes. Or, le passé conflictuel de l’Irlande du Nord continue à informer le présent en ce que des versions conflictuelles de l’histoire continuent à coexister. Hélène Alfaro a été très claire sur ce point : en dépit de l’accord du Vendredi saint signé en 1998, le conflit nord-irlandais n’est pas terminé. En s’appuyant sur une citation de Feargal Cochrane, elle a mis en évidence la façon dont le sectarisme a été internalisé par les nord-irlandais :"
It has been political and cultural differences that have divided people in Northern Ireland. Indeed, sectarianism became such an internalized system that few actually rationalize the causes of their antipathy. It was our side against theirs; two communities, unionist and nationalist, that defined themselves by who they were not, as much as by who they were.
D’où l’importance d’avoir un espace au sein duquel s’exprimer librement.
Cela a permis à Hélène Alfaro de développer l’idée principale sous-tendant sa présentation : les arts peuvent être utilisés comme vecteurs de transformation pour substituer créativité, communauté et collaboration à situation conflictuelle. Les arts offrent un espace au sein duquel les représentations peuvent être déconstruites, les stéréotypes contestés, les identités remodelées et les moments douloureux partagés. L’objectif principal ? Favoriser la mise en voix d’une multiplicité de points de vue ainsi qu’une ouverture sur autrui : le dépassement des différences apparaît ainsi possible, notamment grâce au dialogue. Raconter son histoire, c’est contribuer à l’évolution de la société nord-irlandaise, lui permettre de passer du conflit à l’harmonie.
Hélène Alfaro a poursuivi sa communication en offrant un tour d’horizon de différents projets artistiques communautaires s’étant développés en Irlande du Nord. Dès leur émergence à la fin des années 1970, l’objectif de ces projets a été de rendre audibles des personnes que l’on avait contraintes au silence, tout en rendant les arts moins élitistes. À travers l’écriture créative, le théâtre et la musique, de nombreuses expériences de vie ont pu être dévoilées, explorées et partagées. Ces projets artistiques ont ainsi contribué – et contribuent encore – à l’instauration progressive de la paix en Irlande du Nord.
Comme Hélène Alfaro a très bien su l’exprimer, en Irlande du Nord, les projets artistiques de petite ampleur ont autant d’importance que ceux dont l’ampleur est plus conséquente, notamment lorsqu’il s’agit de permettre à sa nation de trouver la paix : « When it comes to conflict-transformation and the arts, there are large-scale and small-scale projects, but they all matter ». Cependant, une question demeure : les partis politiques dominants sont-ils prêts à se reconnecter à ceux et celles qui ont travaillé et continuent à travailler sur le terrain depuis toutes ces années ?
S’en est suivie la communication de Jan Carson. Intitulée « The Right to Bear Arts », cette présentation a permis à notre auteure invitée de revenir sur ses deux décennies d’engagement dans le domaine des arts communautaires à Belfast, en Irlande du Nord. Elle a ainsi mis en avant la façon dont nous pouvons tirer profit de l’art afin de réunir des communautés divisées au sein d’une société elle-même marquée par le conflit, mais également les difficultés induites par cette pratique. À travers divers exemples tangibles, Jan Carson a brillamment su mettre en évidence les vertus réparatrices et éducatrices des arts communautaires, notamment à la suite de la signature de l’accord du Vendredi saint.
En guise de prélude à son intervention, Jan Carson a averti avec humour son public – en grande partie universitaire – de sa situation strictement « extra-académique ». En effet, pour cette intervention en particulier, il lui a paru primordial d’affirmer son statut d’auteure, tout en le reliant intrinsèquement à son travail dans les arts communautaires. Jan Carson décrit ces activités comme les deux parties d’une relation symbiotique, sa gestion de divers projets artistiques lui permettant ainsi de trouver une forme d’authenticité dans sa prose.
Dès le début de son intervention, Jan Carson a été unanime quant à l’importance primordiale des arts, plus particulièrement au sein des diverses communautés de Belfast : « arts brings nuance », a-t-elle souligné. Dans une société qualifiée par l’auteure de « binaire », les arts créent des « zones grises », et permettent ainsi aux individus de confronter leurs propres perspectives afin de remettre cette dichotomie en question.
Selon l’auteure, l’objectif des arts semble plutôt simple : comprendre. C’est à travers une compréhension de l’Autre que se développent empathie, respect, tolérance et liberté : autant de notions-clés lorsqu’il s’agit du processus de réconciliation ciblé par les créateurs de projets communautaires. Si l’objectif des arts communautaires peut paraître anodin, ses conséquences, à l’inverse, ont explicitement été décrites par Jan Carson comme étant cruciales. Elle a notamment cité la solitude et l’isolement parmi les maux auxquels les arts peuvent remédier, et a souligné l’impact positif de ces derniers sur certains secteurs comme la santé et l’emploi. En outre, Jan Carson a affirmé que les artistes avaient la capacité de transformer le paysage d’une nation, pourtant généralement considéré comme pérenne.
Pour expliquer l’impact positif des projets d’art communautaire de façon exhaustive, l’auteure a commencé par expliquer la façon dont ces projets permettent aux individus d’une même communauté de se rapprocher. En établissant une zone frontière, un lieu de passage où chaque individu peut échanger et confronter ses opinions sans gêne, ces projets artistiques encouragent les participants à trouver des similarités chez l’Autre, en délaissant rapidement leurs différences. En citant Toni Morrison (« I refuse the prison of ‘I’ and choose the open spaces of ‘we’ »), Jan Carson a illustré la qualité principale des médiateurs et médiatrices culturel•le•s : ils se doivent de rapprocher individus et communautés à travers des activités engendrant empathie et interactions. À cette première conséquence des projets communautaires vient s’ajouter un travail notable sur la confiance en soi. En enseignant l’art du désaccord aux participants, ces activités leur permettent d’écouter activement lors d’un débat, tout en restant en confiance lors des discussions, ce qui engendre souvent des échanges plus fructueux.
Enfin, Jan Carson a complété sa liste de conséquences positives en abordant une problématique inhérente au sectarisme : la tendance des individus à mettre le passé sous clé, à faire taire leurs témoignages et points de vue personnels. L’auteure a ainsi déploré les conséquences désastreuses d’un tel mutisme : «‛There’s nothing worse than untold stories, and Northern Ireland is full of them ». Les différents projets artistiques mis en place ces dernières années pourraient vraisemblablement revaloriser le passé de chaque individu, ainsi qu'une forme de passé commun. Alors que les participants de ces projets se sentent assez en sécurité pour partager leurs histoires personnelles, ces échanges leur permettent de comparer leurs perspectives parfois variées sur une Histoire commune pourtant trop souvent considérée comme tangible. Selon Jan Carson, cette volonté d’échanger est le reflet d’une maturité grandissante, et le simple fait de confronter ses opinions à d’autres perspectives implique que notre expérience personnelle du monde n’est pas suffisante. Ces questionnements et confrontations nous permettent alors d’avancer, de progresser, tout en revalorisant notre passé commun en comparant nos diverses histoires individuelles.
À travers ce témoignage personnel et empli d’anecdotes émouvantes, Jan Carson a su toucher le public, de toute évidence réceptif à l’une de ses premières affirmations : « art is how we process our humanity ». Cette phrase, qui résume parfaitement le fond des propos de l’auteure, est révélatrice des enjeux liés au développement de l’accessibilité des arts dans un contexte de sectarisme résistant en Irlande du Nord.
Cette première séance du séminaire « Construction des idéologies » est disponible en rediffusion à l’adresse suivante : https://youtu.be/T2EYUpf13S0. Pour suivre les actualités du laboratoire IDEA, n’hésitez pas à vous rendre sur son site officiel et ses réseaux sociaux !
– Article rédigé par Léa Chabbert et Doriane Nemes (M2 Mondes Anglophones)
– Photographies prises par Pauline Dillenschneider (L1 Études Culturelles) et Doriane Nemes (M2 Mondes Anglophones)