22 janvier 2019
Où il est question de faux pas, de la casquette de Charles Bovary, de Max Zajack et d’homme sage, de NY et Nancy, de toison d’or, de verre à moitié vide et de verre à moitié plein
NANCY, librairie l’Autre Rive, le 18 janvier 2019
Ambiance feutrée dans la petite salle située au fond à droite de la librairie l’Autre Rive, rue du Pont Mouja, au cœur de Nancy. Ce huis clos littéraire se jouera entre les livres de Freud, Anna Arendt, Mona Chollet, Gilles Keppel, Alexis de Tocqueville ou Jürgen Habermas. Essentialiser les gens à leur profession ou à leur activité est un processus quelque peu réducteur mais je peux dire que ce soir, dans la salle, il y avait là des enseignants, des étudiants, une assistante sociale, un photographe, des libraires et un ado, venus écouter un écrivain accompagné de son éditeur. Une vingtaine de personnes ont pris place sur des chaises en bois face à Mark SaFranko et Olivier Brun des Editions La Dragonne, assis derrière une étroite table recueillant livres et eau, comme une petite métaphore de la vie d’un lecteur.
Il ne sera pas question ici de décrire métriquement, mathématiquement, avec la précision d’un orfèvre ou celle de Flaubert quand il s’attaque à la casquette de Charles Bovary, tous les faits et gestes des deux hommes, de retranscrire leurs mots, propos et fulgurances aussi fidèlement que ne le ferait un journaliste de l’AFP émoustillé d’entendre les mots « pognon de dingue », « salariées illettrées », « Gaulois réfractaires », « ceux qui déconnent » sortir de la bouche du Président de la République. Cet article, dont la première faiblesse est d’énoncer la vocation qu’il se donne, tentera de rendre compte d’une impression générale, certainement subjective, sans doute vaporeuse, sans trop trahir ce qui s’est dit, passé et vécu sur cette autre rive, traversée pour l’occasion, par d’impénitents mangeurs de mots.
A 18h45, précision de rigueur, Olivier Brun a procédé à une rapide présentation de Mark Safranko. Debout et livre à la main, il a livré en incipit quelques détails sur l’univers de l’auteur. Il n’a d’ailleurs pas manqué de rappeler que ce fut la maison d’édition 13ème Note qui, la première, eut le bon goût de publier Mark SaFranko en France tandis qu’il était encore un auteur inconnu. Le hasard est parfois bien inspiré lorsque l’on sait que le nom même de cette maison d’édition provient de cette treizième note qui, en jazz, désigne la musique suprême, « l’étoile sonore qu’on n’atteindra sans doute jamais mais qui saura nous inspirer, le satori devenu son » (préface du Livre des fêlures, 31 histoires cousues de fil noir, aux éditions 13ème Note, ouvrage collectif, p.16) et que Mark SaFranko est un musicien chevronné. Il a confié au cours de cette soirée posséder une cinquantaine de guitares, qui selon que l’on voit le verre à moitié vide ou à moitié plein, figurent la faiblesse du talon d’Achille ou la force et l’exubérance de la toison d’or de Jason (mais la toison d’or ne saurait se substituer à une réelle « force » comme on sait qu’elle fut l’un des motifs qui livra Jason à la folie de Médée…). Moralité, le verre est-il toujours vu à moitié vide ? C’est d’ailleurs ce qu’une dame fit remarquer à l’auteur au sujet du roman Le Suicide, en insistant sur sa dimension « très pessimiste ». Mark SaFranko a abondé dans le sens du verre à moitié vide en précisant qu’il tendait de plus en plus à aller vers des « choses sombres » et qu’il était un « grand lecteur de polars et d’écrivains du crime ».
Revenons à nos moutons, ou plus précisément à nos béliers, puisque la toison d’or a été évoquée, et aux éditions 13ème Note. Olivier Brun a rappelé que c’était au moment de la faillite des éditions 13ème Note (estampillées « sexe, drogue et rock’n’roll ») qu’il s’était rapproché de Mark SaFranko, devenu orphelin d’éditeur. Il y a vu là l’occasion de faire découvrir aux lecteurs français un autre pan de la production de l’auteur, son côté « homme sage ». Amusé, Olivier Brun a raconté qu’il se plaisait à distinguer deux « voix » dans la production littéraire de Mark SaFranko : « le style Zajack » (du nom de l’alter ego underground littéraire de l’auteur) et le « style homme sage » de ses publications plus récentes. L’enjeu du dernier ouvrage Un faux pas étant de mixer et de cristalliser ces deux parts de l’écrivain au sein d’un même texte.
Après cette rapide présentation, Mark SaFranko a pris la parole en français pour remercier ses lecteurs d’avoir bravé le froid pour être venus l’écouter, puis est passé à l’anglais. Il a étudié le français au lycée mais les rudiments se sont un peu envolés et il a avoué réussir « à survivre à Nancy grâce au niveau d’anglais des Nancéiens » et « grâce à leur gentillesse ». L’audience n’a pu réprimer un rire collectif. C’est donc son éditeur qui s’est collé à la traduction quasi simultanée de ses propos, expliquant que sa mère avait longtemps enseigné l’anglais et qu’elle avait tenu à traduire elle-même certains livres de Mark. La boucle est bouclée quand mère et fils traduisent d’une voix familiale ou familière un même auteur. A ce propos, Olivier Brun a raconté s’être trouvé en délicatesse lorsqu’il s’est agi (doute affreux) de deviser longuement avec sa mère au sujet de la traduction du mot « blow job ». L’exercice de la traduction littéraire au sein de la cellule familiale peut s’avérer cocasse !
Mark SaFranko a ensuite présenté lui-même son dernier roman, Un faux pas, comme un thriller psychologique dont les ombres tutélaires flottant au-dessus du livre seraient James Cain ou Georges Simenon. Il a ajouté que tout en continuant de provoquer un peu, il espérait que les lecteurs auraient envie de tourner les pages et s’y retrouveraient sur le plan littéraire. Il s’est d’ailleurs affranchi d’une certaine prétention stylistique en repensant à une anecdote convoquant Simenon et Colette. Simenon a un jour demandé des conseils littéraires à Colette qui lui aurait répondu : « enlevez tout ce qui est littéraire, ça n’en sera que meilleur ». C’est en gardant en mémoire, dans un coin de sa tête, comme une petite musique, cette phrase de Colette, que Mark SaFranko a écrit Un faux pas en tentant d’honorer ce bon mot.
L’auteur a également abordé le sujet de sa position « inhabituelle » d’écrivain. Bien qu’américain, il a avoué se sentir de plus en plus comme un auteur français. Le paradoxe réside en ce que Mark Safranko jouit d’un succès modéré chez lui aux Etats-Unis et d’une belle reconnaissance ici en France. Plusieurs facteurs pourraient expliquer ce rejet selon lui : d’abord, le goût peu prononcé des lecteurs américains pour l’autofiction (Fante, Buckowski, Miller sont bien plus populaires en France qu’aux Etats-Unis). Ensuite, il a évoqué la propension du monde littéraire new yorkais à rejeter stricto senso les œuvres de « l’homme blanc de plus de 60 ans ». Enfin, sa prédisposition à porter sur l’Amérique un regard acerbe et critique l’a elle-aussi conduit à se faire bouder de ses compatriotes. Il a émis l’idée qu’il ne rentrait peut-être pas dans la case « cosmopolito-transgenre » du moment.
La présentation d’Un faux pas s’est achevée par une formule de son éditeur présentant l’ouvrage comme « un roman pour les hommes car il est cru et rock’n’roll avec des scènes de sexe, et un roman pour les femmes car il possède une dimension féministe puisque l’épouse trahie y tient sa revanche ». Est-il besoin de préciser que cette injonction bien sentie a été prononcée avec la bénédiction des dieux de l’humour et de la dérision ? Gardons en mémoire que le jeu sur les clichés, à plus forte raison lorsque ceux-ci renvoient au genre, demeure l’un des ressorts de l’humour mais aussi du marketing !
La rencontre s’est poursuivie au fil de la lecture de trois extraits choisis dans l’œuvre de Mark SaFranko ouvrant la voie à un « aller-retour anglais/français », Mark lisant dans le texte et Olivier dans la traduction. Une fois de plus, j’ai fait l’expérience de mon regret de n’être pas une angliciste émérite, loin s’en faut, et, bien que rompue à l’exercice du plaisir éprouvé par la lecture à haute voix, il m’est apparu que l’anglais procurait davantage de beauté à l’oreille que le français. Jugement subjectif ne cadrant pas tout à fait avec le jugement esthétique défini par Kant (« le beau est ce qui est représenté sans concepts comme l’objet d’une satisfaction universelle »). Les trois passages lus ont été un extrait d’Un faux pas, un extrait du recueil de nouvelles d’Incident sur la 10ème avenue (« Parmi les morts ») et un extrait d’une nouvelle intitulée « Paradoxe » mettant en scène Max Zajack et les turpitudes liées à la vie d’écrivain. Le premier extrait a mis en lumière une scène capitale du roman Un faux pas, mais il m’est interdit de spoiler. La deuxième lecture, tirée de la nouvelle « Parmi les morts », évoquait l’histoire d’un homme en voyage avec sa nouvelle femme sur une île et persuadé, au détour d’une rue tropicale, d’avoir reconnu son ex-femme décédée lors des attentats du 11 septembre. Enfin, le troisième extrait était une plongée dans la tête d’un écrivain rangé et repensant avec nostalgie à ses années bohèmes.
Après ces différentes lectures, Mark Safranko et Olivier Brun ont répondu aux questions des personnes venues les écouter. Mais plutôt que de se livrer à une retranscription fidèle des questions et de leurs réponses, prenons le parti de lancer en l’air quelques-unes des pistes abordées les plus jolies, comme l’envie de l’auteur de se glisser dans la peau de ses personnages, la proximité qu’il revendique avec la classe ouvrière, le décalage entre le nombre ahurissant de prix littéraires existant en France et leur nombre restreint aux Etats-Unis, son amour pour Bob Dylan, les aquarelles, le sud de la France, la musique en général, le classique français en particulier, le constat désabusé de voir le nombre de jeunes lecteurs se réduire comme peau de chagrin. Mark Safranko a clôturé cette rencontre par un conseil à destination des jeunes écrivains, non dépourvu d’humour noir : « rentrez chez vous, prenez des somnifères, dormez et essayez de tout oublier ». Et si le verre à moitié plein était le pendant créatif du verre à moitié vide ?
Camille JOLLY, enseignante espagnol, UFR LANSAD
À la rencontre de l’auteur, d’une rive à l’autre…
Il n’est pas souvent facile de se rendre compte à quel point la vie d’écrivain est bien plus complexe que de simplement s’asseoir devant sa machine à écrire et de taper jusqu’à la tombée de la nuit. Parfois, le métier d’un auteur s’accompagne de bien des réflexions, et de bien des questions auxquelles il n’y a peut-être pas de réponse.
C’est là un aspect du métier souvent ignoré, mais qui nous a été dévoilé au cours de la rencontre avec Mark SaFranko, le 18 janvier 2019 à la librairie L’Autre Rive. Un humble événement au cours duquel nous avons pu assister à la lecture d’extraits de ses recueils de nouvelles, ainsi que de son dernier livre Un Faux pas, paru aux éditions La Dragonne; l’éditeur, Olivier Brun, a également animé la rencontre par ses commentaires et ses anecdotes sur ses hésitations quant aux meilleurs choix de traduction pour cet ouvrage en français. La soirée a permis d’en apprendre plus sur la vie d’un auteur, et les spécificités du processus de création artistique.
La traduction de son œuvre One Wrong Step n’a pas été un travail de post-production, comme on pourrait le croire. Elle s’est effectuée en même temps ou presque que la rédaction initiale en anglais, un travail collaboratif à trois mains se changeant peu à peu en un dialogue entre auteur et traducteurs, donnant naissance à un livre non pas adapté, mais pensé pour le marché francophone. Les auteurs étrangers recevant de plus en plus de considération en dehors de leurs frontières d’origine, il n’est pas faux de penser que SaFranko se change peu à peu en auteur français, comme il le laisse lui-même entendre en filigrane.
Au cours de la soirée, Mark SaFranko nous a laissé entrevoir son univers de création, à travers un commentaire critique sur ses travaux individuels et sur son œuvre en général. Pour lui, le processus de création se doit d’être une activité plaisante, tenant de l’envie de créer et de raconter une histoire, avant d’être une corvée que l’on s’impose à soi-même. L’art visuel et la musique tiennent une place importante dans son œuvre et ses inspirations, lui permettant d’exprimer ce que le texte ne peut faire. Sa prose particulière mêlant paroles crues et réflexions sur la société américaine se veut libre de toute prétention littéraire, de tout snobisme commun aux quelconques parvenus du dernier prix Goncourt, et n’a pour seul objectif que de nous faire entrer dans l’univers de son auteur. Un auteur qui, au travers de ses multiples récits et nouvelles, brosse un portrait du monde peu flatteur, mais parcouru de notes d’espoir et de moments décisifs pour ses personnages.
L’œuvre de Mark SaFranko n’est certes pas du goût de tous les publics; mais les amateurs de sociologie, de polars et de mystères psychologiques, comme il les qualifie lui-même, y trouveront une mine d’inventivité et d’histoires à couper le souffle, qui vous tiendront en haleine jusqu’à la dernière page.
Carmine KANZER, étudiant de M1 Langues et Société (Nancy)