Alors que la cinquième édition de la résidence ARIEL était sur le point de s’achever, un public nombreux et intéressé s’est retrouvé le 26 janvier au CLYC du Campus Lettres et sciences humaines de Nancy afin de poursuivre les échanges autour du roman 153 Formen des Nichtseins de Slata Roschal.
Placée sous le signe de « l’exil en héritage », la journée a été introduite par les deux co-responsables de la résidence ARIEL cette année, Sylvie Grimm-Hamen et Lucie Kempf. Toutes deux ont souligné en prélude la richesse de cette résidence et les apports et défis interculturels et linguistiques que celle-ci a suscités.
La matinée a permis aux participant·e·s d’écouter et d’échanger autour de trois communications de spécialistes de littérature germanophone contemporaine et d’apprécier, plus largement, la singularité de l’œuvre de S. Roschal.
Emmanuelle Aurenche-Beau (Université Lumière Lyon 2/EA 1853 LCE) a tout d’abord mis l’œuvre de Slata Roschal en perspective par rapport au travail de deux autres autrices germano-russes, Elina Penner (Nachtbeeren, 2022) et Lena Gorelik (Wer wir sind, 2021). Ces trois écrivaines sont toutes arrivées en Allemagne au cours de leur enfance, dans le contexte de migrations post-soviétiques. E. Aurenche-Beau a interrogé ces œuvres à l’aune de différentes catégories d’analyse : la polyphonie, le rapport au religieux ou encore l’antagonisme (ou non) entre cultures russe et allemande. La structure singulière du texte de Slata Roschal est ainsi ressortie clairement, au travers d’une polyphonie érigée en système et du rejet d’une narration linéaire traditionnelle.
Katja Schubert (Université Paris-Nanterre/EA 4223 CEREG) a quant à elle resitué le roman dans la tradition de la littérature judéo-allemande. Elle a d’abord examiné le développement de cette dernière sur la plus longue durée, avant d’analyser le roman de S. Roschal à l’aune de ses caractéristiques. Un constat s’impose rapidement : l’héroïne de Slata Roschal, Ksenia, est aux antipodes du personnage archétypal du roman judéo-allemand. Elle n’est ni une mondaine polyglotte, ni la représentante d’une élite urbaine cosmopolite. Au contraire, K. Schubert souligne l’absence de volonté de la part de la narratrice de s’emparer de l’histoire familiale juive, de proposer une relève au témoignage familial, de constituer un maillon supplémentaire de cette histoire. Le concept de transmission, essentiel dans le judaïsme, est ici remis en question. Le vide apparaît dès lors comme omniprésent et pose la question de la possibilité d’une expérience directe du monde, alors que l’échange direct et la transmission entre protagonistes semblent rompus.
La matinée s’est achevée avec l’exposé de Emmanuelle Terrones (Université de Tours/EA 6297 ICD). La germaniste avait, comme l’a souligné Sylvie Grimm-Hamen dans sa présentation, rédigé le premier article consacré à Slata Roschal en France au travers d’un compte rendu de lecture publié dans la revue en ligne Le Grand Continent en juillet 2022. E. Terrones a questionné les notions de bilinguisme et de vulnérabilité dans le texte de Slata Roschal. Si la maîtrise de plusieurs langues peut apparaître intuitivement comme une force, le bilinguisme est ressenti à de multiples reprises par Ksenia comme un vecteur d’isolement de la société allemande monolingue. Cela n’est pas sans susciter la colère, la résistance de la narratrice qui perçoit cette différence comme une injustice.
Ces trois exposés ont témoigné une nouvelle fois de la multiplicité des points d’entrée dans le roman 153 Formen des Nichtseins : par l’approche biographique, judéo-allemande et plurilingue. Chaque contribution a donné à voir une grille d’analyse nouvelle à l’œuvre qui, par les questionnements ontologiques qu’elle suscite, gagne à chaque fois un nouvel éclairage, sans toutefois perdre de son épaisseur.
L’après-midi a quant à lui été consacré à une table ronde autour de Slata Roschal et de deux autres auteurs germano-russes, Lena Gorelik et Alexander Estis. Les échanges ont permis de mettre en avant un nombre de convergences important entre les trois écrivain·e·s et d’établir aussi des parallèles avec les échanges de la matinée. Les trois participant·e·s ont souligné la perception négative du bilinguisme allemand-russe dans leur enfance, en comparaison avec d’autres combinaisons linguistiques, comme l’allemand et le français ou l’anglais. La vulnérabilité liée à l’arrivée dans un environnement germanophone dont ils ne maîtrisaient initialement pas la langue a donné lieu chez eux à un sentiment de honte, honte de ne pas comprendre, honte de ne pas être comme les autres…
Point intéressant, les trois auteur·e·s ont souligné le perfectionnisme, l’exigence dans le travail et un certain esprit de compétition comme un élément de la culture russe qu’ils ont conservé.
Ce point n’est pas sans intérêt dans la mesure où il peut être perçu comme une forme de figement de l’identité, d’absolu national (« das Russische »), là où S. Roschal, dans son roman, cherche à réfuter toute réification et toute limitation dans la définition de soi. Ces réflexions témoignent au moins de la difficulté de cette définition, qui reste mouvante, dynamique et non sans éléments contradictoires, eux-mêmes partie intégrante de cette identité de soi.
Nicolas Batteux, MCF Etudes germaniques
« L’exil en héritage » : voilà le titre et le thème de la journée d’études qui s’est tenue au Centre de Langues Yves Châlon du campus LSH le vendredi 26 janvier. Slata Roschal, émigrée « mitgebracht » russe d’origine juive arrivée en Allemagne à l’âge de 5 ans, et fille de parents témoins de Jéhovah, s’est inspirée de son histoire, seul environnement qu’elle connaît vraiment, pour écrire son tout premier roman 153 Formen des Nichtseins. Ce riche mélange de cultures, traditions et de langues a suscité l’intérêt des trois chercheuses invitées : Emmanuelle Aurenche-Beau, maître de conférences à l’Université Lyon, Katja Schubert, maître de conférences à l’Université Paris-Nanterre ainsi qu’Emmanuelle Terrones, maître de conférences à l’Université de Tours.
Elles ont toutes trois offert à l’assistance des interventions passionnantes qui ont permis de porter un regard nouveau sur l’œuvre de Slata. Des questions concernant la vulnérabilité due au bilinguisme, l’idée du vacuum, l’importance des mots et de leur poids et la polyphonie dans son roman ont été soulevées.
L’après-midi, la journée d’études a pris une autre forme. Une table ronde a réuni Slata et deux autres auteurs ayant une histoire et littérature similaires. Lena Gorelik, écrivaine russo-allemande tout comme Slata, et Alexander Estis, écrivain russo-suisse nous ont fait l’honneur de passer quelques heures avec nous à répondre aux questions de Sylvie Grimm-Hamen, chargée de la modération. La première était en visio-conférence en raison de grèves de trains en Allemagne, mais le second était bel et bien assis aux côtés de la résidente ARIEL.
La complicité remarquable entre les auteurs et les thèmes captivants abordés, tels que leurs expériences de l’exil, leur écriture et la judéité, ont créé un cocktail parfait pour passer une bonne journée.
Léonor Bourger, M2 Bilangue-Biculture